duo de novembre
Pour notre duo de novembre, Caro a choisi cette photo comme amorce. Novembre sera peut-être le mois de l'amour, qui sait ? Aujourd'hui vous pouvez lire son texte, le mien paraîtra vendredi 11 novembre.
Les faux serments
« C’est quoi ça ! » Incrédule, je regarde Antoine qui agite devant moi une photo, ma photo. Il n’a pas eu à fouiller mon sac. Un geste maladroit et elle a glissé avec tout le fourbi que je trimballe. Je distingue un léger sourire sur ses lèvres. Parce que c’est Antoine, je n’ai pas la force de la lui reprendre et de la ranger à sa place.
Je n’aime pas les photographies, que ce soit dans les expos ou les réunions de famille. Un monde trop figé ou trop mièvre, trop conceptuel ou trop instantané. Regardez le flux incessant des Facebook Snapchat Instagram ! Remarquez, la plupart de celles que j’ai côtoyées tape dans le genre famille, dégoulinantes de bons sentiments. Une sorte de carpe diem factice, sous papier mat/brillant, emprisonnée à perpétuité.
Pas de photos chez moi, les rescapées demeurent bien cachées dans un fichier de mon disque dur. Sauf une, aux bords usés, à la surface pâlie, celle que tient Antoine.
Je n’arrive pas à lever les yeux. La salle du restaurant semble saturée du bruit des portes qui claquent, des verres et des plats qui s’entrechoquent. Et tous ces gens qui mangent, qui s’aiment, s’ignorent, se détestent. Le garçon passe une nouvelle fois. Il se tient droit comme un i alors que ni Antoine ni moi ne commandons quoi que ce soit. Soulagement, une autre table, la 3, réclame un supplément de frites, il se précipite et nous laisse.
Antoine ne dit rien, il est en train de m’avoir à l’usure. Il sait que je ne suis pas romantique, je ne crois pas à grand-chose, pas besoin de faire un bilan psy qui étalerait mes trente-et-une années sans en ôter les aspérités. Voilà, maintenant Antoine sait ; je garde comme un talisman la photo que quelqu’un a prise de mon premier amour. On s’était tatoué au feutre indélébile un serment, une phrase qu’on avait dû entendre dans une chanson. Quelqu’un avait dû trouver cela mignon, clic, clac et un petit pola* pour la vie ! N’empêche, ce garçon, j’ai rêvé de lui longtemps, même après qu’il a déménagé. J’ai oublié son prénom, son visage mais pas ce frissonnement quand il m’offrait un bonbon, une fleur, une babiole.
« Ne me regarde pas comme ça Antoine, j’avais dix ans. C’est l’âge où les idiotes de filles croient encore au bellâtre de prince charmant. En tout cas, ma stupide génération. » Il se lève, je contemple la chaise vide. J’espère que je n’ai pas fait une connerie en lui déballant cette niaiserie enfantine, ni que je l’ai blessé avec ma manie d’être abrupte. Trois mois qu’on vit ensemble et les nuits et les jours sont devenus plus légers. N’oublie pas ça Lou, et aussi de tourner ta langue sept fois dans ta bouche avant de causer.
Antoine est revenu, suivi de près par le garçon qui pose devant nous deux Manhattan. « Lou, je garde la photo. En échange, dans trois semaines, prépare-toi pour la route 66 et une grande halte en Californie. » Il pose devant moi des billets d’avion, des réservations, une carte. Il n’y a rien dire. Oui je n’ai rien promis comme je n’ai jamais dit non quand il s’emballait devant un documentaire ou qu’il revenait avec tous les guides US de la FNAC. Souris Lou, car je sens que tu vas aligner ta deuxième connerie de la journée… Trop tard, c’est fait. « Il y a plein de tatoueurs là-bas, on pourra le faire pour de vrai. » Il rit comme si c’était une bonne blague mais je sais que je viens de signer mon arrêt de mort. Antoine n’oublie jamais rien et je parierais sur la tête de Jack Kerouac, s’il était encore en vie, que nous échangerons ces mots d’encre sur nos peaux comme d’autres troquent des alliances et des serments dorées.
Pendant qu’Antoine range la photo dans la poche de sa veste, je l’observe à travers mon verre. J’ai toujours pressenti que ma mauvaise foi ne tiendrait pas face à notre histoire. Là, je viens de signer ma reddition.
* polaroïd