Duo de mai
Après le texte de Caro, voici le mien, toujours sur la même idée originale de Caro : utiliser un extrait de ce poème comme incipit et/ou s'inspirer du poème entier.
Le voyage
Le train transportait les pardessus et les âmes des passagers qui s’abandonnaient à son rythme tranquille. La femme installée dans ce wagon de première classe, coin fenêtre, espérait que personne ne troublerait sa solitude.
Elle repassait en boucle la même scène : la dispute, l’enfant qui pleure, le père qui hurle, le vase qu’elle saisit et qu’elle jette contre le mur, la porte qui claque, la valise qu’elle boucle et le départ, seule, au petit matin, alors que l’enfant dort encore dans son lit.
Le train s’est arrêté en gare d’Orléans et un homme est entré dans le compartiment. Elle n’a pas retenu son soupir de mécontentement. Il l’a saluée, s’est installé en face d’elle et le train est reparti. Elle n'a pu s'empêcher d'observer son visage long et mince. Sentant son regard insistant, l’homme lui a demandé.
- Nous nous connaissons ?
- Peut-être, a-t-elle dit gênée par sa question.
- Nous avons tous des sosies, n’est-il pas ? On m’a souvent confondu avec d’autres, ici et ailleurs, surtout lorsque j’habitais en Angleterre.
- Ah, vous avez habité en Angleterre ? a-t-elle renchéri poliment.
Au fur et à mesure qu’il lui parlait, elle oubliait son histoire. Quand il lui a posé une question, elle a pris soin de ne pas y répondre et de la lui retourner de façon subtile.
- Vous voyagez pour votre travail ?
- En quelque sorte. Je suis pasteur.
Comme le silence s’installait, elle a glissé.
- Vous qui avez charge d’âmes, que diriez-vous à une âme en peine ?
Le pasteur l’a regardée plus attentivement mais est resté silencieux.
- Vous ne lui diriez rien ?
- Seul le silence peut guérir les âmes blessées, a-t-il conclu.
Elle n’a pas insisté. Elle a fermé les yeux sans s’apercevoir que sa tête dodelinait et que le sommeil la gagnait.
Quand elle s’est réveillée, le train était en gare de Bordeaux. L’homme était parti, mais sur son siège il avait laissé un livre : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ».
Elle a regardé le quai, longuement, espérant sans doute voir la silhouette du pasteur qui s’éloignait. Avait-elle rêvé cette rencontre ? Peut-être, mais le livre, lui, était bien là, dans ses mains. Elle l’a ouvert au hasard et a lu cette phrase : «(…) il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites. »
Le train est reparti. Soudain, ses yeux se sont emplis de larmes et ses pleurs, tels des détenus en cavale, s’échappaient d’une prison fermée à double tour depuis la nuit de l’enfance…