Le miroir brisé
A la fin de repas bien arrosés, elle faisait un petit numéro que tout le monde connaissait par coeur : « Je suis un miroir brisé et chaque éclat manquant est une facette de moi que je cherche de par le monde. »
Ceux qui la voyaient pour la première fois la prenaient pour une folle, les autres attendaient avec impatience car ils savaient que les étapes suivantes seraient beaucoup plus exaltantes : elle se levait, montait sur la table, prenait des poses de nuages excentriques et racontaient de supposés épisodes de sa vie.
Elle faisait preuve d’une imagination foisonnante et ses récits étaient dignes des contes les plus fous : elle pouvait être une princesse d’un harem que son sultan de mari avait répudié ; une femme de guérillero livrée à la dictature par un compagnon jaloux ; un personnage de roman qu’un écrivain avait tenu à épouser mais qui voulait la renvoyer dans ses livres car elle l’avait trompé … que sais-je encore ? L’alcool débridait sa créativité et le public réclamait toujours d’autres histoires.
Jusqu’au soir où elle dépassa les limites autorisées par la bienséance. Après un repas trop arrosé, comme à son habitude, elle monta sur la table mais, brandissant deux énormes éclats de verre, elle annonça : « Aujourd’hui c’est fini, je sais que je ne recollerai plus jamais les morceaux. Alors je vais me tuer devant vous, sur cette scène. »
Elle joignit le geste à la parole et le sang coula sur la nappe blanche. Elle ne dut son salut qu’à un interne en médecine, présent parmi les convives. Alors qu’il lui prodiguait les soins essentiels, il sut trouver les mots qui la ramenèrent à la vie : « Je suis le prince chargé de réveiller la princesse endormie. Respirez calmement et le vent des désirs soufflera dans vos artères. »
PS : photo prise à Rouen en avril 2016