Duo de mai
Duo de mai avec Caro du blog "les heures de coton". Comme point de départ, cette photo gentiment prêtée par Espiguette.
Aujourd’hui je vous propose le texte de Caro.
39,8°
L‘épidémie de grippe est particulièrement virulente cette année. Alors, cloîtrée avec mes 39,8° de fièvre, je me suis mise à trier les vieilles photos. Des vieux polaroïds, des diapos laissées en héritage, des souvenirs entassés dans des cartons.
Je tombe sur cette photo, coincée dans les pages d’un album que je n’ai pas fini. À cet instant, je ressens la petite baisse de régime qui jalonne mes journées de malade depuis samedi dernier. Je me lève et pars m’allonger dans le sofa. Un peu de musique en fond. Je tiens la photo dans ma main.
Je l’ai prise en déménageant de Fontenay. Je m’en souviens parce qu’elle est en noir et blanc. Pour mes 32 ans, j’avais reçu un nouvel appareil-photo et j’avais décidé par pure fantaisie de ne plus utiliser la couleur pendant un temps indéfini. J’avais envie d’une autre atmosphère. Oui c’est bien ce jour-là. Loïc rageait parce qu’il pleuvait à verse. Finalement c’était mieux, j’ai été si heureuse dans cette maison que la quitter par beau temps m’aurait crevé le cœur.
Je ne sais pas pourquoi, je ne pense jamais à ces années-là, si souriantes. Un coup d’œil au passé et je me souviens distinctement de la maison, une bâtisse récemment construite que nous avions achetée à un couple en instance de divorce, d’un jardin encore jeune aux arbres déliés, d’une vigne légère reposant contre l’appentis. Je renoue sans peine avec un lieu biscornu, cerné par trois voisins, un bois, des champs et le mur d’un manoir en vieilles pierres blanches et mangé de lierre. Un îlot discrètement en retrait du village.
Je revois tout cela, et aussi cet indéfinissable sentiment d’insouciance et de légèreté. Une émotion qui n’était pas liée à une quelconque jeunesse ; jeune, je ne l’étais plus tout à fait, au sens on le proclame partout. Non, il s’agissait de ce frisson qui s’attache parfois à certaines années choisies, à la douceur qui les accompagne, l’amitié avec Mado, la jeunesse des enfants, un travail agréable. Et puis toi bien sûr, toi et cette folie qui nous avait embrasés.
Cette route que j’avais photographiée au moment de partir, cette lubie moquée par Loïc, je l’empruntais pour te retrouver. Et, entre tous ces moments partagés et remisés dans une mémoire muette, je me souviens l’avoir parcourue dans ma vieille bagnole, avec cette intensité que l’on ne connaît que quand on aime. Je vivais chaque instant avec une acuité si forte que je savais déjà qu’il ne me serait donné que peu de fois de ressentir cela à nouveau. Peut-être jamais.
Je me sens soudain moins fiévreuse, je me lève. Je glisse la photo dans un de mes livres de chevet, posé sur la table basse. Je n’ai pas eu de chagrin de partir, d’autres moments plus âpres allaient venir que j’ignorais alors. Je n’ai eu aucun regret de nous, notre histoire était finie presque depuis un an déjà. Simplement, y repenser, effleurer à nouveau ces instants, par réflexe, par précaution, je m’y suis toujours refusée. Tu sais sans doute aussi que le présent envahit tout. Sauf cette photo, n’est-ce, qui me rappelle à voix basse, Ne pas oublier, ne pas me souvenir.