Nouveau duo d'écriture avec Caro. Cette fois-ci, notre source d'inspiration est " l'écrivain unique ". Et pour Caro, ce parc.
Aujourd'hui, vous pouvez lire le texte de Caro. Le mien paraîtra mardi 14 avril.
Allée des écrivains uniques
Un peu plus loin, il y a la statue en pied de mon père. À droite, allée J, emplacement 38, le buste de mon parrain, brisé par le milieu : F. W., créateur du Théâtre du peuple. Un géant dont les mains recouvertes d’encre noire et d’un épais poil roux faisaient battre le goût de terre de son enfance sous le vernis des odes au parti. Sans doute, le chef d’œuvre érigé pour le faire passer à l’éternité avait été coulé dans un acier médiocre.
Sous le saule, un banc m’attend. Assise, j’aperçois le bronze bruni de la statue de Yan, mon premier amant, perdu au milieu des légendes du régime. Il était venu à la rencontre de mon père lors d’un salon officiel et s’était retrouvé à la maison devant une bouteille d’un alcool transparent. Je m’étais glissée dans la chambre d’ami une nuit où lui n’avait pas trop bu. J’avais seize ans, presque dix-sept. L’Écrivain Unique, mon père, sensible à ses poèmes souples et lisses, avait voulu l’adouber. Avait-il eu peur ensuite du talent qui avait pointé ? Était-ce jalousie de voir sa fille, la perle de sa vieillesse, passer des nuits dans des bouges avec ce garçon dont les yeux de chat trahissaient des ancêtres venus des terres de l’Est ? Ou simplement les années pesaient, transmutées en livres lourds et obséquieux, le hantant. Il avait alors soixante-neuf ans.
Yan n’avait fait que s’approcher de la gloire. Sa chute fut brutale, tout comme l’exil où il s’éteignit très vite. À l’époque je l’avais déjà oublié dans d’autres bras. Sa statue, place des matins rouges, avait tenu six mois avant d’être déboulonnée et déposée ici, dans ce parc à l’abandon.
Mon père, le dernier Écrivain Unique du régime, est mort depuis longtemps. La lignée s’est presque éteinte, ses successeurs ne cultivant plus qu’une écriture servile et sans relief. Je sais, pour avoir dérobé son journal intime, qu’il aurait aimé que je lui succède. J’étais née fille et ce fut-là mon premier acte de rébellion.
Sans doute aurait-il été effrayé et attiré par la femme que je suis devenue. Une ombre qui chante dans des cabarets en bordure de la Loi. À la porte de laquelle, on frappe de nuit ou de jour pour déclamer l’espoir ou la honte. Pour échanger une parole que l’on tatoue sur sa peau et ses pensées, qu’on porte à d’autres. Une femme qui trace dans l’air des mots amples, saturés de bouches qui se cherchent, de corps qui se lèvent, d’horizons où meurent les oubliés. Sa fille qui grave des histoires invisibles à la marge des pages officielles.
Caro Mennesson Ll – Clermont Ferrand – 1er avril 2015