Je me ronge… ça fait 50 ans que je me ronge consciencieusement les ongles. Je ne sais pas au juste combien de kilos de moi-même j’ai avalé jusqu’à présent : c’est impressionnant ! J’y prends goût. Impossible de me souvenir en quelle année cette triste habitude a exactement commencé mais une chose est sûre : c’était à l’école primaire. J’ai dû me mettre un doigt à la bouche sans m’en rendre compte, par ennui ou – plus inquiétant – par peur, et le terrible engrenage s’est mis en branle.
Il faut que je me rende à l’évidence, je suis cannibale. C’est un choc : le cannibalisme est interdit dans nos sociétés civilisées. C’est un signe de dégénérescence, une caractéristique de certaines sociétés primitives, connues pour leur sauvagerie rédhibitoire. Quant à moi, rassurez-vous, je ne présente aucun risque pour les autres puisque je ne m’en prends qu’à moi-même !
Ce n’est pas par amour de moi que je me ronge et m’ingère… et, pour ne rien cacher à personne, je me digère de plus en plus mal. J’ai des nausées, des migraines, des flatulences. Plus j’y réfléchis, plus je pense que je dois être fascinée par mon autodestruction.
J’y mets du temps à me ronger, je n’en aurai jamais terminé avec moi, même à la fin de ma vie, et je mourrai sûrement avant de m’être entièrement dévorée. Il est vrai que mes chairs repoussent, comme de petites greffes imparfaites.
Comment ai-je pu en arriver là ? Je suis entièrement dépendante de mes peaux. “Je m’ai dans la peau”, aussi bizarre que cela puisse paraître.
Souvent, je contemple avec envie les interminables ongles rouges, roses, oranges ou verts, de ces femmes qui déploient leurs doigts comme des éventails offerts à l’admiration du monde. Elles les agitent, les plient, les pointent, leur font accomplir des gestes gracieux qui agrandissent les yeux de leurs admirateurs silencieux. Moi, je cache, range, dissimule ; je fais disparaître les monstres qui horrifient les malheureux spectateurs de ce charnier insolite. Je lis dans leurs yeux des - “ C’est dégoûtant! ”, “ Mais comment a-t-elle pu en arriver là ? ”, “ Si c’est pas malheureux à son âge ! ” - qui renvoient mes doigts à la solitude qui est la leur.
Le seul moment où je laisse mes doigts en paix, c’est la nuit ; forcément, je dors. Parfois, je me demande même si je ne me réveille pas en secret pour parfaire mon travail quotidien, mais je ne pourrai pas le garantir car je ne suis pas en état de me surveiller après minuit. Il va falloir que j’adopte des mesures draconiennes pour sauver mes doigts, mais lesquelles ?
Non, je crois qu’il n’y a aucune autre solution, sinon arrêter de me ronger toutes affaires cessantes ! Mais déjà, le geste me manque et je crains de ne pouvoir y parvenir avant d’être devenue… une rognure de moi-même.