La statue
Le collage est de Patrick Cassagnes, le texte a été écrit à partir de son collage et posté sur notre blog " je double ", il y a bien longtemps...
La statue
Très tôt, bien avant la scène fatale, le bruit avait couru que M. de Kerandec était devenu fou. Pourquoi s’était-il perdu d’amour pour la statue près du bassin aux nymphéas ? Sa femme ne se l’était jamais expliquée.
La statue était un héritage du père de Madame de Kerandec qui en avait lui-même hérité de son propre père. Le sculpteur, Giulio Marfaglio, était un homme qui avait mené une existence d’ermite après la noyade de la jeune femme qu’il aimait. Suicide ou accident ? Personne ne l’avait jamais su. Madame de Kerandec se souvenait du trouble de son mari lorsqu’elle lui avait raconté cet épisode de la vie du sculpteur il y a un an. Depuis, tous les après-midi, il rendait visite à la statue.
Au début, elle n’avait rien trouvé à redire. Quoi de plus normal pour un amoureux des arts que d’admirer une statue ? La première chose qui l'alarma fut quand son mari revint la main en sang, lui expliquant qu’un animal s’était jeté sur lui et l’avait mordu. Elle appela Ernestine pour le soigner, mais elle ne put s’empêcher de noter une série de détails troublants dans sa tenue : son pantalon était maculé de terre, ses cheveux étaient en désordre et son regard avait changé.
Le lendemain, Madame de Kerandec n’y pensa plus et vaqua à ses occupations habituelles : la distribution des tâches au personnel, la lecture du courrier et le tour de la roseraie. Lors de sa promenade, elle passa près de la statue et remarqua des traces de doigts sur son corps blanc. Elle jeta un regard vers le visage si pur et trouva les yeux de la femme en marbre étrangement vivants, était-ce une impression ?
Le deuxième incident qui l’inquiéta, une semaine plus tard, ce fut ce filet de sang qui coulait de la bouche de son mari lorsqu’il revint de sa promenade dans le parc. Il n’expliqua rien et elle préféra oublier l’épisode.
Les jours succédèrent aux jours sans que rien d’autre ne vînt troubler l’harmonie du château à part la distraction permanente de M. de Kerandec, sa distance marquée vis à vis de sa femme - voilà deux mois qu’il ne la touchait plus - et cette terre qu’il ramenait parfois de ses promenades dans le parc. Madame de Kerandec n’était pas particulièrement encline à ce qu’elle appelait pudiquement « la gymnastique des corps », mais elle souffrait de sa disgrâce.
Elle parcourait souvent le parc, sécateur à la main, redressant une tige par-ci, coupant une fleur par-là. Elle n’était pas sans apercevoir son mari errant dans les allées mais, jusque-là, elle n’avait jamais eu l’idée de le suivre jusqu’à la statue. Ce mardi, pourtant, elle se cacha dans un bosquet près du bassin. Elle observa la statue à travers les branchages, comme une voleuse, et attendit fébrilement que son mari apparût. Elle regretta amèrement sa curiosité.
Quand M. de Kerandec arriva, elle l’entendit prononcer des phrases à voix haute, comme des incantations, puis il retira ses chaussures et s’agenouilla devant la statue, les mains jointes. Il était de dos et elle ne pouvait voir son visage par contre, elle remarqua que la statue n’était plus tout à fait la même, comme si à force d’être regardée, elle acquérait une humanité. Devenait-elle folle, elle aussi ? Son mari se leva, s’approcha de la femme en marbre et caressa son buste nu, non comme un artiste aurait pu le faire devant un buste qu’il aurait créé, mais comme un homme soucieux d’éveiller le désir chez la femme qu’il aime. Madame de kerandec dut baisser les yeux. Au bout de quelques minutes elle les releva et constata que son mari était nu. Effarée, elle voulut partir, mais le froissement de sa robe et le bruissement des feuilles attirèrent le regard de son mari. Il la vit. Elle se souviendrait toujours de son visage bouleversé et de ses mains qui semblaient l’implorer, mais elle s’enfuit précipitamment.
Il ne rentra pas au château ; la nuit tomba et il était toujours dehors. Le lendemain, le jardinier arriva très tôt et demanda Madame ; M. de Kerandec s’était pendu près du bassin aux nymphéas.
PS : ce texte sera le dernier de ce mois, puisque je fais une pause estivale. Retour le 2 aout, mais avec des publications plus espacées.