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Presquevoix...
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3 février 2012

Duo

Caro-carito a joué la sobriété pour les consignes de ce nouveau duo : sur un meuble au choix, une carte postale, un mot manuscrit et une pièce de monnaie

Son texte est ci-dessous. Le mien se trouve sur son blog, les heures de coton.

 



Le désordre des choses


Je pose les clefs sur le meuble de l’entrée et je crie à la cantonade que je suis arrivée. Seule la chatte fait mine de s’intéresser à ma présence.


Je marche pieds nus sur la pierre blanche, sur le parquet ensuite. Le velours usé de ce plancher de bateau me manquera. Demain, j’installerai un béton ciré pour faire écho aux chromes de la cuisine, ou dans un mois. La pièce n’a pas bougé d’un iota depuis ce matin, peut-être ne sont-ils pas rentrés. Je m’avance encore quand... Tétanisée, je découvre sur le plan de travail, une carte postale, une liste de courses et une livre sterling. Une impression oppressante de déjà-vu. En rêve peut-être…


Le soir, Claude me retrouvera assise près de la grande baie qui donne sur le jardin. Je regarderai les étoiles de la ville s’allumer et s’éteindre, comme si la vie battait, luttait sans jamais mourir. Depuis mes vingt ans, je n’ai jamais habité que dans des cités qui s’étendaient de toute part, hautes, pauvres, grises, pressées, modernes, débordant la nuit, étirant l’aube, suspendues à un zénith brûlant. Claude ne m’a fait découvrir que des villes aux arêtes saillantes où l’enchevêtrement du passé et du présent, du futur aussi, me rassurait.


Je fais un pas vers la cuisine. J’entends comme un déclic et le souvenir est à nouveau là : le silence, la note écrite à la main, la photo de montagne et une pièce de monnaie. Où ? Quand ? Un deuxième déclic et le martèlement familier de l’angoisse s’agrippe à  moi. « Le désordre des choses ». Je balaie d’un geste violent la pièce de métal qui tombe sur le sol, bientôt rejointe par la carte déchirée et la liste.


Avant mes études et Claude, régnait le désordre des choses. Une campagne boueuse, des arbres qui semblaient toujours en hiver. Ma mère qui ne parlait qu’aux bêtes. Des mains qui passaient sur des corps gémissants, chassant le mal. Une odeur de plantes et de suie tenace qui me poursuivait à l’école et dans mes nuits. Un père, des frères, des oncles taillés dans une glaise épaisse. J’ai bûché comme une folle et je suis partie à Lyon pour cette école d’archi où j’ai rencontré Claude. Lui a choisi l’ameublement intérieur, les tissus que l’on brode et que l’on drape ; je voulais des traits, des plans et des ouvertures saturées de lumière. Nous avons eu trois enfants, nous ne nous sommes pas mariés.


Tout alla mieux dans les villes domestiquées que nous avons traversées et parfois appréciées. Je me levais tôt, je m’alignais sur le battement saturé de leurs pouls, je me faufilais dans leurs obliques et leurs courbes bruyantes. Le désordre des choses n’arrivait que par des signes épars que je conjurais aisément : une graine rouge et noire glissée dans mon sac, la carte d’un Saint bienveillant, une formule en langue inconnue, deux doigts croisés. Jusqu’au jour où cette femme me fixa, brisant net le cercle de ma vie. Mauvaise…. Happée par mes collègues, je demeurai nue sous l’œil malfaisant, sans mantra, sans médaille miraculeuse. Dans l’après-midi, un coup de fil ; Thomas notre plus jeune était à l’hôpital. Je brûlai mille cierges. Il ne mourut pas. Il s’en fallut de peu.
Dès lors, s’en fut finie de ma tranquillité. Je traçais des lignes et des immeubles, mais la peur ne me quittait plus. Claude m’emmenait à Vienne, Saint-Pétersbourg, Rio. Londres, il y a deux semaines. Thomas avait quinze ans, les deux autres allaient bien. Mais.


Il me fallait veiller, mettre bout à bout les coïncidences, déjouer le hasard, ne plus me laisser distraire. Repérer les indices du malheur comme ce triangle annonciateur de quelque chose, posé par une main maligne et invisible sur la table dans la cuisine. Un signe. J’ai brûlé les morceaux déchirés de la carte et la liste, j’ai jeté la pièce de monnaie par la fenêtre, un homme l’a ramassée et a disparu. Un bâton d’encens brûle près d’une statue cubaine.


Un bip sur le répondeur, Claude revient ce soir vers 21 heures. Il passe prendre Pierre au basket. Il ne dira rien, même si l’appartement se noie dans l’obscurité et que rien n’est prêt. Pierre ira prendre une douche tandis que lui s’approchera de moi. Il me prendra la main et nous regarderons ensemble le souffle lumineux de la ville, accrochés ensemble à cette respiration saturée de CO2 et de poussières, ce souffle qui ne s’éteint jamais. Il me faudra un peu de temps avant de poser ma tête sur son épaule. Et encore plus de temps encore pour savoir qu’il est là et que je suis sauve.


Commentaires
C
merci SklabeZ<br /> <br /> <br /> <br /> Tisser les mots, pourquoi pas, Jk<br /> <br /> <br /> <br /> Oui mais un poids qui s'allège parfois.
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L
atmosphère angoissante. le danger est là mais où ? J'ai mal pour elle, pour cette maison, pour ce poids partout épuisant et éreintant.
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J
Une atmosphere qui me rappelle des choses... Un recit tres bien tisse.
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S
Il faut parfois savoir briser les chaînes, ces chaînes invisibles qui nous asservissent... et quelle délivrance !<br /> <br /> J'ai adoré ton récit, Caro !
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C
En fait, gballand, je voulais juste faire monter l'angoisse derrière la banalité d'une vie<br /> <br /> <br /> <br /> Adrienne, pour l'instant, pour l'instant elle est sauve :)<br /> <br /> <br /> <br /> Je connais peu Lyon et je ne suis pas sûre qu'elle vit à Lyon, liberté laissée au lecteur.
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