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Presquevoix...
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16 novembre 2011

Il était une fois ( Caro-carito)

Aujourd’hui, Caro-carito, du blog « les heures de coton », est l’invitée de Presquevoix.

Il s’agissait, cette fois, d’écrire un texte en s' inspirant de quatre photos de Val Tilu et d’une citation.



collab bis

 

Voici le texte de Caro-carito, le mien est sur son blog.

Il était une fois


« Vous lisez quoi en ce moment ? » Premier train du matin, une nuit aux reflets de bakélite qui s’attardait derrière les vitres embuées. L’inconnu s’était assis devant moi. Mais était-ce un inconnu ? Je le croisais depuis plusieurs mois, quelques années peut-être, sur le quai ou bien dans ce dernier compartiment, que nous autres, les retardataires, attrapons in extrémis en remontant la rue des fleurs et l’escalier.

Dans mon sac, un livre de poche neuf. L’auteur était scandinave. Je l’avais trouvé sur un présentoir quelconque, le o barré de son nom m’avait attirée. L’inconnu me montra lui aussi un exemplaire de poche. Autour de nous, quelques voyageurs finissaient leur nuit, les bras croisés, le nez enfoncé dans une écharpe, d’autres se laissaient bercer… iPod, dernier moment de solitude avant le travail. Peu d’entre eux lisaient, parfois un journal gratuit égaré sur une banquette et qu’on a omis de ramasser.

Il s’appelait Luc. Il me tendit un mince fascicule : Le lys dans la vallée. Sa fille l’avait oublié et, comme il ne se souvenait que vaguement de Balzac, étudié au collège, il l’avait emporté avec lui. Je souris à nouveau. Moi aussi, j’avais dû avaler Eugénie Grandet. Pour ne rien en retenir.

C’est plus tard que je me suis rendu compte que notre relation allait épouser le canevas fluide de cette première conversation. Jamais de longues confessions, juste des détails : sa fille, professeur, son fils qui vivait à Antibes avec sa compagne et leur bébé nouveau-né. Mon enfance mi-calanques, mi-parisienne. Mes trois frères. La fac, l’année en Écosse. Et celle à Salamanque. Un mariage à Bordeaux, pourquoi Bordeaux ? je ne savais plus. Il lisait un crayon à la main, je cornais les pages, en haut pour les citations à retenir, en bas pour un mot obscur, un détail à préciser : jaune isabelle, rouge ponceau, une étoffe pékinée, que sais-je encore.

Il me souffla qu’il avait été un enfant turbulent, le genre à sauter à pieds joints dans les flaques et qu’on l’enfermait dans la bibliothèque familiale. Il avait alors meublé ses punitions de romans d’aventures. J’étais une petite fille qui s’asseyait près de la mer en rêvant de contes et j’imaginais qu’un bateau m’emmènerait voir si, en Chine, les renardes se transformaient bien en jeunes femmes parfois cruelles et qu’en Afrique, les baobabs ont bien un tronc épais et des petites feuilles puisque celles dont ils devaient être ceints ont donné naissance aux bananiers. J’avais vu le petit garçon espiègle sur la photo qu’il avait tiré de son portefeuille,  il avait souri à la gamine en robe rouge qui me servait de marque-page. Nous les avions échangés, ensuite, pour rire.

Et puis un mardi sur le quai, gare d’Austerlitz, une voix annonça dans le désordre, une agression ligne 12, une grève subite. Nous laissâmes derrière nous le vacarme et poussâmes la porte d’une brasserie près du Jardin des Plantes. Un café, un thé. Il me résumait tranquillement un livre sur la France de Louis XIV lorsqu’il enserra mon poignet. Aussitôt, je fuiyai son regard. C’est drôle, notre amour serait sans doute resté lettre morte sans le couple illicite à la table voisine. L’homme triturait son alliance manquante alors que la femme partait d’un grand rire. « Karine?... » Je suis revenue à lui et j’ai emprisonné ses longs doigts sous les miens. Il fut si facile de se perdre dans Paris au printemps. Et puis après tout quoi ? Que le ministère des Finances, ou la Bibliothèque Nationale s’inquiètent qu’un de leurs obscurs employés s'absente après une vague excuse ? Plus personne ne nous attendait depuis longtemps. Plus vraiment.

Mai puis juin, début juillet. La chaleur sans doute, notre premier train était bondé. Certains avaient la mine bronzée des retours de vacances précoces, je te signalai alors que je partais à Cassis pour quinze jours, toi c’était l’Ardèche. Quatre semaines, ce frisson au creux du ventre, c’était comme un signe sur lequel je ne voulais pas m’attarder.

A mon retour en août, les trajets m’ont semblé interminables, j’évitais de regarder les autres habitués. Et puis je t’ai attendu. Ponctuellement, presque pieusement, j’ai espéré sur le quai avant de m’assoir dans le dernier compartiment. Aucune trace de toi. En octobre, je me suis fait une raison. Je ne supportais plus de sursauter quand un dernier passager s’arrachait au quai pour atterrir à 6 h 32 sur la dernière marche. Je traînais le même livre saturé de mots vides. Puis, dans un sursaut d’orgueil ou de douleur, je décidai de changer mes horaires. Je ne te voulais plus dans la foule, mon cœur ne pouvait plus hacher sa course pour un rien. Enfin je respirai, non pas mieux, mais un peu plus.

19 h 04. Je secouais mon parapluie trempé par une longue course pluvieuse tout en me frayant un passage quand j’ai stoppé net. Je suis restée plantée là, bousculée par les noms d’oiseaux et les coups de coude, dans mon manteau rouge coquelicot, mon carré aux rares mèches blanches, imperturbables et cette envie de hurler ton nom. Tu m’attendais voie 8, comme dans un vilain roman de gare ; je me suis précipitée vers toi, j’ai senti à travers ton étreinte, ton corps devenu si mince, ton parfum et une autre odeur, étrangère, piquante, une odeur de murs blancs et de lumière neigeuse. Tu as pris ma main et nous avons marché côte à côte avec les autres.

Tu devais avoir l’air terriblement fatigué, car on nous laissa un bout de banquette. Tu me guettais depuis dix jours et t’étais enfin décidé à m’attendre gare d’Austerlitz, certain de m’y trouver. La maladie que tu avais voulu ignorer au moment où tu m’avais rencontrée s’était déclarée violemment. Là, elle te laissait quelques jours de liberté avant de te reprendre. « C’est la fin. » M’as-tu murmuré avant d’ajouter « Que lis-tu ? » Je t’ai parlé de ce livre virevoltant, Tours et détours de la mauvaise fille. Je piochai aussitôt quelques feuillets cornés pour te citer un ou deux passages et cette histoire, ce nous deux reprit son cours interrompu. Jusqu’à ce que je sente le train ralentir. Déjà. Ton portable émit un petit bip. « Ma femme m’attend sur le parking. » J’ai serré une dernière fois tes mains entre les miennes ; doucement, tu les as retirées. J’avais si mal que j’ai cru ne plus pouvoir me lever.

Heureusement, tu avais laissé ce livre, avec ton crayon à papier glissé entre deux pages et un passage souligné « C’est une chance que nous ne nous soyons pas rencontrés enfants. Nous aurions fait exploser quelque chose. C’est moi qui aurais trouvé les allumettes mais je vous aurais gentiment laissé le soin d’allumer la dynamite. » * Car sinon combien de temps aurais-je douté. Nous qui avions cru que notre amour serait descendu de ce train, que nous aurions vieilli ensemble… cela t’avait donc paru impensable de m’offrir le pire sans le meilleur.

Je me suis levée, il ne restait bien sûr personne, enfin si, un chef de gare qui discutait, pendu à son téléphone. La photo que tu m’avais offerte avait rejoint notre marque-page improvisé, dans le dernier livre que tu m’avais offert. Je ne le savais pas encore, mais tu en avais barré le mot fin, sans doute pour me faire sourire, pour nous faire sourire, ensemble, une fois encore.

* Flannery O’Connor




Commentaires
B
Tu sais que j'aime voyager en train. Alors, forcément....forcément. :)
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G
ma sei tu di savone ?
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C
Armando, merci beaucoup, belle réflexion. Ma mère pour taquiner mon père assez perfectionniste disait : "je naissais à l'imparfait, tu étais né au plus que parfait..."<br /> <br /> Antiblues et je salue l'exploit, promis j'essaierai de faire plus court la prochaine fois.
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A
Quel talent! Tu sais mon peu de gout pour la lecture (surtout sur écran!) mais je te lis toujours avec un plaisir sans mélange ...
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A
Une journée qui commence avec un bon moment de lecture. <br /> Pour l’anecdote, les commentaires entre passé simple et passé composé, m'ont rappelé quelqu'un qu'un jour m'a dit : mon passé est à la fois simple et composé mais surtout très compliqué. <br /> Bonne journée a tous
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