Aujourd’hui, je vous propose sur « presquevoix » un texte de Caro-carito, du blog « les heures de coton ».
La consigne, pour cet échange, était la suivante : Ecrire une histoire en prenant comme support cette question « Avez-vous déjà eu peur de votre ombre ? » et cette photo de Patrick Cassagnes.
Mon texte est sur son blog.
Rose sparadrap
Elle attendait là au coin du trottoir depuis un bon moment déjà. Et sans doute parce qu’elle devait avoir l’air paumée avec son pull trop long et ce pli au milieu du front, cette petite ride verticale qui ne la quittait pas, le gars s’était approché et l’avait apostrophée :
- Vous avez peur de votre ombre ?
- Je t’emmerde, connard…
Elle le regarda s’éloigner et sentit ses joues rondes virer au rouge. Heureusement qu’il n’était pas revenu à la charge… Pas sûr qu’un regard noir, furibond et encore adolescent l’eut tenu à distance, ce mec. Entre trente et quarante, beau visage, belles fringues. Un con bien sapé, une technique de drague à réviser. C’est vrai qu’en se coiffant ce matin, elle s’était dit qu’elle était jolie.
Jade traversa la chaussée et fendit la foule qui se massait devant l’entrée. Elle joua des coudes et atteignit difficilement les listings où s’étalaient les lauréats et les recalés du bac, cuvée 20... Elle croisa les doigts au fond de ses deux poches et respira à fond.
Jade Derain. Elle retint rapidement ses notes. Et sourit. Elle se retourna et tomba nez à nez avec Mme Carrel, sa prof de maths. En la regardant, l’enseignante eut cette grimace agacée qu’elle arborait quand elle n’était pas satisfaite. Qu’elle désapprouvait, comme elle disait en classe. La jeune fille murmura un rapide bonjour et se faufila au plus vite à travers la masse des étudiants qui bavardaient, certains visiblement soulagés, d’autres nettement plus en colère. Elle échangea quelques mots avec un ou deux élèves et s’éloigna au plus vite du bahut.
Restait le plus dur. Elle répéta doucement chacun de ses résultats, tous de deux ou trois points en deçà de sa moyenne annuelle. Sauf en philo, sujet « la réussite a-t-elle prix ». Elle n’avait pu y résister et avait récolté un 17, le reste étant nettement moins brillant. De quoi annihiler les espoirs de son père de la voir intégrer une classe prépa ou une autre prestigieuse filière. Mais suffisant pour échapper à d’éventuels reproches. Après tout, elle avait une mention.
Elle repensa à Anne-Sophie, sa sœur, l’engueulade définitive avant qu’elle ne claque la porte et hurle que, plus jamais, elle ne voulait avoir quelque chose à faire avec ce vieux con. Ce tyran. Ensuite ces trois longues années de silence où elle avait dû assumer cette désertion, seule, puisque le poids de la déception paternelle se reporta sur ses fragiles épaules d’adolescente. Jade résista de toute sa timidité, apprit à taire ses envies, l’écoutait rêver pour elle de Polytechnique, Normale, Médecine. Elle ne répondait jamais. Elle serait infirmière.
La maison n’était plus qu’à quelques mètres. Elle se dit qu’il allait d’abord faire la tronche, puis la harceler pour savoir ce qu’elle allait faire avec des résultats aussi minables. Et puis elle lâcherait la bombe : voilà ce qu’elle voulait, dans cette école, les dates d’exams, la place en foyer déjà trouvée. Il gueulerait, la traiterait de salope et autres gentillesses. Sa mère bouderait, la tenant comme seule coupable du drame, lâchant deux ou trois piques pour évoquer la préférée, la si brillante, l’absente.
Jade hésita une seconde, redressa ses épaules et appuya lourdement sur la porte d’entrée. Elle tremblait, mais cela passerait ; il suffisait de se dire en boucle même pas peur. Il pouvait bien se mettre à crier, elle ne plierait pas. En dernier recours, elle ferait grève. Dans sa chambre, elle avait un plein carton de sparadraps et de pansements roses. Elle en collerait partout. Sur la table, le téléphone, la télé, les tasses du petit déjeuner et même sur sa collection de verres de bière. Partout. Elle savait qu’il finirait par plier. Il ne pouvait laisser partir sa deuxième et dernière fille ; le regard des autres, les commérages, le qu’en-dira-t-on…
Elle le tenait. Il n’y avait qu’à résister, la réussite serait à ce prix.