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Presquevoix...
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14 février 2011

L'arracheuse de temps

Ce lundi, nos destins se croisent. Caro-carito est l'invitée d'honneur sur "presquevoix" et vous retrouverez mon texte sur son blog "les heures de coton".

Les consignes étaient les suivantes : un titre, l'arracheuse de temps, et des expressions tirées du livre de Frédéric Pommier : Mots en toc et formules en tic

L'arracheuse de temps

J’ai immédiatement senti sa présence près de moi. Combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois où j’avais entendu ce timbre délicat ? Je me suis retourné lentement. Elle se tenait dans un pan d’ombre, immobile.

« Un peu de champagne ? » Magda me tendit une coupe pétillante. Je souris à ces yeux pâles, de ceux qui vous appellent et vous font chanceler. Je n’étais pas insensible à ses traits légèrement fatigués, ses tailleurs sombres et son sourire au-delà duquel, parfois, tremblait une invite.


« Elle est superbe, n’est-ce pas ? » J’acquiesçai. Elle était parfaite.

« Mon mari ne voulait pas d’elle. Finalement, elle a atterri ici. Un arrière- arrière-grand-père qui n’était pas danois, mais français et qui l’avait ramenée en émigrant à Copenhague ». Je n’ajoutai rien. Ainsi cet accent léger venait du Nord. Mon silence dut la déstabiliser car elle m’abandonna pour voleter autour d’un couple sans âge. Ou serait-ce de la délicatesse ?

J’écoutais le battement de son cœur de métal coloré. Plus de dix ans sans doute. Un repas qui suintait l’ennui sous des phrases creuses. Derrière les mots, se bousculaient des notes sans relief où l’on pouvait faire son choix de restaurants incontournables, d’artistes juste hallucinants et de spectacles carrément surréalistes. D’ailleurs, la crème de morilles, elle-aussi, était surréaliste d’après ma voisine de gauche qui l’adoooorait. Je lorgnais les cinquante-trois centimètres qui me séparaient de ma voisine de droite. Une femme blonde qui étudiait avec application le liseré doré de son assiette. La trentaine. Pendant tout le repas, je ne vis qu’un profil caché par des mèches claires au désordre savant. Je laissai le silence recouvrir les « c’est clair ». Après tout, sans sous-titrages, le repas était de tout repos. Pour le café, les convives s’invitèrent sur la terrasse. Une nuit étoilée traversait la tonnelle, l’air était saturé du parfum épais des roses et des chèvrefeuilles. Que du bonheur…

Je franchissais le seuil du petit salon quand un chapelet de sons apaisés s’invita auprès de moi. Une horloge comtoise. Je n’en avais pas vue depuis mes vacances en Vendée, chez un camarade de pensionnat. Je m’approchai et restai planté là. Je ne l’entendis pas venir. Ses mèches blondes encadraient un visage ouvert. Elle portait une petite robe en laine bleue pâle et des bottes en cuir souple. Je me souviens de son bras couvert de taches de rousseur et de sa main qui montrait le battant où pêchait un homme au costume émaillé. Elle se mit alors à parler. A conter en fait, le ciseau à bois qui glisse, le mécanisme. La conversation se mit à aller et venir entre nous, effleurant des souvenirs, faisant tinter un rire, marquant une demi-pause. J’aimais déjà ses lèvres, et son regard clair. La ritournelle nous fit sursauter. Une heure déjà. Ses doigts nus caressèrent le creux d’une volute. « C’est une arracheuse de temps. Petite, j’approchais une chaise et je restais là, à écouter les minutes qui mangeaient les dimanches ». Je crois qu’elle s’est penchée alors vers moi et m’a embrassé. Ou est-ce l’instant où ma paume s’est brûlée au contact de sa peau claire. Je ne sais plus. Depuis, aucun jour ne passe sans que j’entende cette ritournelle qui retentit encore et encore.

Magda est revenue. Je souris à ses reproches feutrés. Je me décide à la suivre, je ne peux décemment lui préférer une vieille horloge. Nous rejoignons le brouhaha des conversations. Je sens ce corps qui se rapproche du mien. Je fixe ce désir tapi derrière le regard pâle. Magda ? Pourquoi pas.

Pourquoi ne pas oublier dans un lit étranger les mèches blondes glissant sur mon visage. En finir avec le battement léger de l’horloge. Effacer les souvenirs brûlants qui résistent. Une heure au moins. Exiler ce temps qui ne veut pas mourir. Oublier l’arracheuse, la laisser vivre, oublier… Le pourrais-je ? Le voudrais-je…

Le Pain Perdu, 12 février 2011

Commentaires
C
Klo, la platitude des conversations se déroule des fois devant lmoi et j'en ai mal au coeur. Rien que le mot confusant, comment peut on inventer des mots aussi laids.<br /> <br /> Oui, la musique, avec l'avènement de la radio libre est définitivement une madeleine de Proust moderne. Et rêve est toujours une invitation au voyage.
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L
le temps file et les émotions restent accrochés aux mélodies anciennes. Nostalgique, poétique, j'ai aimé ce voyage.
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K
S'étourdir des bruissements pour mieux oublier la platitude des conversations...et cette sensualité qui déborde et submerge tout.
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C
Oh ça c'est une idée géniale et une consigne géniale: le ministère du temps. Pétard, j'en ferias presque de la politique !!!
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G
OUi, l'enfance est peuplée de montres... et de monstres. J'ai lu aujourd'hui dans un article de philosophie magazine cette idée : il faudrait créer un ministère du temps.
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