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Presquevoix...
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20 juillet 2010

Les minutes sont bleues (texte de caro-carito)*

pagenas36C’est l’absence qui m’a fait sursauter. L’absence du carillon, l’horloge silencieuse. Qui avait eu le réflexe de faire taire le temps alors que le corps de ma mère avait déjà déserté la maison. Mon frère aîné? Non. En bon mécréant, il avait bien gardé quelques traditions séculaires, mais pas celle-là. La mort ne l’intéressait pas, juste l’argent qui pouvait surgir inopinément et qui épongeait le train de son luxe tapageur qui lui tenait lieu de raison de vivre.

Tu n’es plus là, maman. Et soudain, dans cette cuisine inchangée depuis l’enfance, je repensais à toi. Tes mains blanchies par la farine pour prodiguer des tartes aux pommes fondantes. Tes obsessions radiophoniques, comme cette émission sur les découvertes scientifiques à laquelle tu ne comprenais goutte et pourtant à laquelle tu ne dérogeais jamais. Grâce à elles, tu émaillais ton discours journalier de théories plus farfelues les unes que les autres. Tu m’inculquas qu’il fallait sept heures de sommeil et même huit pour conserver une allure de jeunesse et combattre l’apparition des rides disgracieuses. J’appris aussi, tour à tour, que le vin était nocif ; puis non, tout compte fait, pas plus que l’eau du robinet et le lait des vaches. Tu nous offrais, tous les six mois, une collection de boîtes blanches, capables de fortifier un régiment de hussards. Et ton obsession de la forme à tout prix, mentale et physique, nous a traînés, fratrie originelle et rejetons desdits, pendant les ennuyeuses vacances et une année scolaire réglée comme papier musique, des bassins chlorés aux escapades en train et en voiture. Nous formions une troupe docile, nourrie de sandwichs épais, voguant vers la découverte d’une crypte glacée ou d’un élevage de yacks. Remarque, de cette manière, tu as su ainsi édifier, en mélangeant expérimentation pavlovienne et cartes génétiques, deux lignées bien distinctes : des fils nonchalants et quatre petits-enfants - j’y inclus ma fille - dotés de ce même caractère dominant. Et le reste, soit trois au total, résolument hyperactifs. Dont moi, ta fille.

J’ai essayé de remette en marche l’horloge, cette maison devient inquiétante sans sa berceuse mécanique. Je n’ai pas retrouvé la clef mais je tiens en main l’épais trousseau que tu égarais quotidiennement. J’aurais aimé trouver celle qui ouvrait la voix des contes dont tu étais friande et que tu nous faisais goûter chaque nuit après les huit coups métalliques. Le récit achevé, tu scellais notre dormir d’un baiser rapide et nous nous tenions tranquilles sous l’épais édredon. Sauf la nuit où j’ai regardé, accroupie derrière la porte entrebâillée, ce film dont les images me terrifient encore : le tigre du Bengale. Tu n’as pas été dupe de cette désobéissance mais les cauchemars qui suivirent te semblèrent sans nul doute un juste châtiment. Car, non contente d’être peu chaleureuse et de nous distiller des jugements définitifs, avançant qu’il te fallait nous protéger de nos natures faibles et d’un demain que tu craignais, tu noircissais à loisir les fables que tu nous contais. Ainsi la Belle au Bois dormant s’était vue dotée d’une marraine si maladroite qu’elle l’avait écrasée au berceau. Je passe les opérations de chirurgie esthétique que le prince avait dû lui offrir après son long sommeil (réparateur, mon œil !). Je me suis longtemps demandé le pourquoi de ses fantaisies parfois cruelles. Je m’en suis abstenue. Après tout, les rares fois où je me suis enquis du pourquoi de telle réflexion que je jugeais blessante, tu m’avais invariablement rétorqué : « Moi, j’aurais dit ça ? Jamais ! Tu rêves, tu es ma petite fille… » Et ton sourire faisait passer le souvenir. Pas l’amertume, enfin pas tout de suite, il fallait encore quelques tours de cadran et le baume ressassé de ces minutes bleues où tu nous témoignais un peu de tendresse.

C’est fait, j’ai senti le cliquetis léger et le mécanisme qui se met en branle. Il est temps pour moi de m’habiller. Vois-tu, j’ai accepté de m’occuper des formalités administratives, laissant le soin aux frangins de s’occuper qui, du cérémonial, qui, de l’homélie. Il y a toujours quelque chose de rassurant, quand un drame vous assaille, à se pencher sur des chiffres et des mots soigneusement rangés. De les ordonner, de s’accrocher au réel. De composer avec soin un numéro de téléphone inconnu. J’oublierai, une heure ou deux durant, qu’après-demain, je suivrai cette longue caisse, qu’il fera beau, que décidément je ne supporte pas le parfum coûteux des fleurs exotiques. Je mélangerai le nom d’une tante que je n’aime toujours pas avec celle de la quatrième femme de mon parrain. Au moment où je jetterai une rose blanche dans ce trou aveugle - oui Lucas a décrété que les roses, évidentes pour cet ultime adieu seraient blanches - je me maudirai de ne pas t’avoir posé cette question : me mentais-tu quand tu avais promis, ce jour où je souffrais, où je cherchais un souffle précaire, où la minute qui allait suivre semblait déjà entamée par une ombre de cendres, d’être toujours là ? Je sens encore ta main tremblante soutenir la mienne et ton regard, serein, plein d’affection qui balayait tout doute et me clouait à la vie. J’ai toujours cru depuis que tu ne partirais jamais.
Je me suis endormie, maman. La demi-heure de l’horloge m’a réveillé de son baiser léger. J’ai juste le temps de dérougir mes yeux pour n’avoir qu’un retard acceptable, au bout du fil, ce croque-mort avait la voix d’un comptable. Une touche de poudre de riz, une pointe de crème. Maman, tu n’es plus là, n’est-ce pas ? Pourtant c’est bien toi, ce visage, ce sourire, à mes côtés, dans le miroir ?

*Explication : A partir de ce collage de Patrick Cassagnes, Caro-carito du blog « les heures de coton » et moi-même avons décidé d’écrire un texte, juste pour voir ce qu’un même collage pourrait nous inspirer. Une consigne malgré tout :  le thème de la  douceur pour Caro-carito, et pour moi, celui de la violence.
Le texte de Caro-carito se trouve ci-dessus, le mien est sur
son blog.

Commentaires
C
Berthoise, merci d'être passée, merci pour ton commentaire, et c'est plus simple de toucher avec la tendresse de la vie que sa violence pourtant tout aussi présente. Et puis j'aime bien sous le couvert de la banalité du quotidien, insérer quelques pensées plus saillantes.
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B
Voilà, là je te retrouve. L'écriture ciselée et la vie, le quotidien qui peut toucher chacun. Bravo Caro.
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C
Il faut savoir que l'on a des bleus à l'âme, il faut aussi savoir en guérir. Départager la tendresse des coups de griffes...
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P
Vos mots bleus (et j'aime aussi ceux de Christophe repris par Bashung) racontent tellement bien tous ces bleus de tous les jours depuis l'enfance jusqu'à la mort. Bel hommage à une maman avec plein de petits détails qui colorent bien votre texte. Bravo !
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C
Bon en plus j'adore les mots bleus version christophe ou bashung. Mais les minutes bleues sont couleur du cadran, couleur de tendresse. il y a ces répits dans notre vie qui nous soutiennent toujours....
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