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Presquevoix...
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26 avril 2009

La dent (gballand)

- Merde, il y a un truc qui est parti !
- Parti d’où ?

Elle ne lui répond pas et continue à mâcher lentement, attentive aux aliments broyés par ses dents. Tout son être se concentre sur l’infiniment petit. Elle sent sous sa langue un  noyau dur, le voilà ! – « Putain, mon plombage ! »-
Ses doigts extirpent prestement l’objet inattendu de sa bouche et le ramène discrètement sous la table pendant que sa langue cherche le trou béant que l’absence de plombage a creusé. Son mari l’interroge machinalement.

- Alors ?
- Quoi alors, qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus, c’est mon plombage !
- Ben c’est pas grave !
- Forcément, c’est pas le tien ! Si c’était le tien, tu dirais pas la même chose.
- Qu’est-ce que tu en sais ?
- Je te connais.
- N’en fais pas tout un plat !

Elle le regarde méchamment. Comment peut-il lui dire que ce n’est pas grave alors qu’un autre morceau de plombage vient de céder et que maintenant elle sent distinctement sa gencive déserte là où, quelques minutes plus tôt, il y avait encore une illusion de dent. Un nouveau goût commence à envahir sa bouche, lentement, celui du sang. La gencive irritée laisse éclater sa douleur. Il faut absolument que sa bouche soit rincée. Elle se lève précipitamment.

- Tu vas où ?

Elle ne lui répond même pas. S’il la comprenait il saurait où elle va : dans la salle de bain pour soigner sa béance ! Elle entend une dernière fois la voix de son mari qui scande – Tu pourrais me répondre quand même ! – mais après avoir fermé la porte à clef, elle n’entend plus que le bruit de sa propre respiration.

Son visage décomposé se dessine tristement dans la glace. Une fois le robinet ouvert, elle engloutit une gorgée d’eau, la fait rouler dans sa gorge puis la recrache : le liquide rouge tournoie dans le fond du lavabo. Elle ferme l’écoulement de l’eau, recommence l’opération, crache à nouveau, mais  toujours le même liquide rougeâtre où elle voit se concentrer des débris de plombage qui stagnent à la superficie. Atterrée, elle se passe à nouveau la langue à l’endroit où autrefois une dent faisait semblant de vivre, et toujours cette gencive presque lisse où survivent quelques aspérités de la défunte ; une gencive d’octogénaire !

- Merde !

La voix de son mari résonne à travers la porte.

- ça va ?
- J’ai plus de dent ! Tout est parti, gémit-elle.
- Eh bien tu iras chez le dentiste !
- J’ai tout perdu je te dis, tout le plombage !
- C’est pas une dent de devant ?
- Non.
- Ben alors ça va !

Il lui demande si elle a l’intention de rester toute l’après midi enfermée dans la salle de bain, mais elle ne répond pas. Pourquoi elle ? Tout fout le camp, une dent pour commencer, puis une autre demain, chaque trou laissant apparaître la nudité de sa gencive, sans que rien ne puisse l’habiller à nouveau, la tragédie d’une bouche où rien ne pourra plus jamais renaître, une bouche habitée par la mort.

- C’est pas juste ! hurle-t-elle.

Elle fixe à nouveau son visage devant la glace et ses traits lui semblent difformes. Maintenant, quand elle ouvrira la bouche pour parler, tout le monde verra  la dent manquante, on ne verra que ça, tout le monde sera dégoûté, on ne la regardera plus, on l’appellera   l’édentée en catimini, et on chuchotera derrière son dos qu’elle a pris un sacré coup de vieux, un coup terrible,  d’ailleurs : "T’as vu,  elle perd même ses dents !", rajoutera-t-on en douce. Et si la mort l’avait choisie, elle, pour construire son œuvre funèbre, tout de suite ? Cette mort qui lui dit que bientôt, elle ne sera plus une femme,  elle sera vieille,  neutre, c’est tout !

Elle s’aperçoit soudain qu’elle est recroquevillée contre la baignoire, le visage en appui sur le rebord. Effrayée, elle se redresse immédiatement et se replace devant la glace, bouche ouverte, son index fébrile tâtant le trou du fond.

- Il faut que je téléphone au dentiste, voilà ce que je dois faire, c’est quand même pas sorcier ! Voilà ce que je dois faire et je vais le faire maintenant !

La porte de la salle de bain s’ouvre en grand et elle en sort en hâte, le visage livide. Son mari la regarde interloqué sur le seuil de la chambre.

- ça va ?
- Tu as d’autres questions aussi connes que ça encore ? Non ça ne va pas et ça n’ira  plus jamais comme avant, tout ça à cause de cette foutue dent à la con ! Peut-être que le dentiste, lui, pourra quelque chose pour moi. J’aurais dû épouser un dentiste, tiens  !

Commentaires
G
Pagenas : ça il n'y avait que vous pour le faire, de "caries en syllabe". Quel homme de culture vous faites... Merci de vos lectures. Votre site (sucrebleu), j'ai décidé de l'effeuiller chaque jour. Le commentaire viendra ensuite. Sacrément bien mis en forme en tout cas.<br /> <br /> Danalya : drôle. Tu as sans doute raison, les hommes avec qui l'on vit nous font rarement bénéficier de leur savoir-faire...<br /> <br /> Latil : La douloureuse... tout est douleur en ce bas monde. Bonne soirée à vous.
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L
La nature ne nous fait pas de cadeaux. C est la rancon du temps.Mais c est vrais le dentiste est lá et il vous enverra la douloureuse.<br /> Amicalement Latil
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D
Mais si elle vivait avec un dentiste, il refuserait de s'occuper d'elle ; le proverbe le dit bien : "ce sont les cordonniers les plus mal chaussés"... Chaussé, déchaussé... me voilà revenue à la douloureuse question des dents !
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P
Dedent du début à la fin... (la fin ?) à part que personne ne me fait des "répliques" aussi connes que vous le dites et que j'ai horreur d'aller chez le dentiste !!! Ma langue passe de chicots en trous et de caries en syllabes : amusant, non ? :D (et texte excellent comme toujours même si je découvre depuis peu...)
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