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Presquevoix...
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9 juillet 2008

Suis-je bien née ?

« Suis-je bien née ? Cherche témoins. » , c’était l’annonce qu’il avait lue dans Libération, la veille ;  suivait un numéro de téléphone. Et depuis ce matin, il ne pensait qu’à ça. Il allait appeler, c’était irraisonné, stupide, mais il devait appeler ce numéro avant ce soir, pour avoir une réponse.
Il marchait à pas rapides dans la rue des écoles. Son cours s’était bien déroulé, les étudiants avaient semblé plus attentifs qu’à l’accoutumé, à peine deux portables avaient sonné dans l’amphithéâtre et ce soir il devait aller chez sa mère. Il s’en serait bien passé, mais à bientôt 78 ans, elle comptait sur sa visite hebdomadaire.
Le printemps avait essaimé ses touches vert-tendre sur les arbres du square, mais il sentait que dans son corps, c’était l’automne qui s’installait pour toujours. Il appellerait le numéro de l’annonce et quelque chose arriverait, forcément. Il avait hâte d’être chez lui.
- T’as pas un euro ?
Il se tourna vers la jeune fille qui lui demandait de l’argent et lui répondit sèchement que non. Elle aurait pu être sa fille. Un « Connard ! », rageur, suivit son refus ; grand bien lui fasse, pensa-t-il.
Rue Monsieur le Prince, il commença à fouiller dans son cartable pour trouver ses clefs, toujours le même scénario, à croire qu’il avait quelque chose contre les clefs. Puis il se rendit compte qu’elles étaient dans sa poche droite. Il grimpa les escaliers 4 à 4, dit rapidement bonjour à sa voisine de pallier – une étudiante de 20 ans au plus – qui sortait de chez elle.
- Dites, s’il vous plaît, vous n’auriez pas du beurre pour me dépanner ?
Il pensa méchamment que c’était au moins la cinquième fois qu’il la dépannait, que les fois précédentes ça avait été  le sel, la moutarde, le sucre, le poivre et qu’elle lui pompait l’air ! Que les jeunes étaient imprévoyants ! Il entra, se dirigea vers la cuisine, ressortit avec 125 g de beurre, lui tendit la plaquette, et ferma la porte derrière lui sans attendre son merci. Elle devait se demander ce qui l’avait piqué alors que d’habitude il était si aimable, il faut dire que les jeunes filles l’attendrissaient.
Maintenant, affalé sur le sofa, il tenait le combiné tout contre lui. « Suis-je bien née ? Cherche témoins. » Il allait vraiment savoir. Il composa lentement les 10 chiffres du numéro de téléphone l’annonce et attendit quatre sonneries avant que quelqu’un ne décroche. Une voix lui répondit et lui dit de patienter un instant, qu’elle n’était pas la personne de l’annonce. Quand il entendit un nouveau « Allô » grave et bien timbré, tous ses espoirs s’évanouirent, ce n’était certainement pas elle. Elle aurait 18 ans et à 18 ans on n’avait pas cette voix-là, impossible, la voix qu’il entendait était plutôt une voix plus mûre, celle d’une femme d’au moins 30 ans. Il bafouilla deux trois phrases d’excuses et raccrocha précipitamment. En lisant le texte de l’annonce, il était vraiment sûr qu’elle aurait pu l’écrire, mais non, il devait cesser d’y penser, ce n’était pas elle, ce ne serait jamais elle ! Pourtant, elle aurait dû naître au mois de juin 1990 si ses calculs étaient bons ! Mais était-elle vraiment née, personne ne lui avait jamais rien dit !

Commentaires
G
Merci de votre appréciation. Les personnages souvent nous échappent, qu'est-ce qui les fait vraiment agir ?
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L
J'ai lu ce texte hier en fait en passant par chez vous. Je le relis ce matin, j'en ressens les mêmes émotions. Le père qui n'a pas oublié, hanté par le manque,la lâcheté, la culpabilité ?<br /> Ce billet est très beau et bien ciselé.<br /> Bravo
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G
Merci des retours qui sont de précieuses indications sur la façon dont le texte est perçu.<br /> L'homme a parfois des doutes que la femme n'a pas.
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A
un papa qui culpabilise?
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C
toujours prenant<br /> j'aime les chutes presque ... brutales<br /> plaisir de vous lire<br /> merci
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