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Presquevoix...
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20 juin 2007

La chevelure

Elle avance paisible sur l’allée piétonne bigarrée, attentive aux gens qui l’entourent – une femme invective les passants, une autre surveille sa couvée qui s’égrène, une grappe d’hommes discute du tiercé, des jeunes ricanent le téléphone vissé à l’oreille -  elle avance toujours, heureuse d’être là pour goûter la vie du quartier. Elle sent soudain  une main se poser sur son épaule. Elle se retourne vivement, surprise de l’intimité du geste.
- Excusez-moi, je vous ai appelée mais vous ne m’avez pas entendu.
L’homme lui fait face maintenant, elle ne peut plus avancer, ses yeux lui interdisent de partir.
- J’aurais juste une question à vous poser.
- Si c’est le questionnaire sur l’huile Lesieur ou la moutarde Amora, j’ai déjà répondu hier.
- Non, ce n’est...
- Vous voulez peut-être m’inviter à boire un verre parce que vous avez été séduit par mes yeux... ? Ça m’étonnerait tout de même,  j’étais de dos.
- Non, pas vos yeux, vos cheveux !
- Mes cheveux ? Vous avez été séduit par mes cheveux et vous voulez m’inviter à boire un verre ?
- Séduit n’est pas le mot qui convient mais...
- Mes cheveux ! Ça alors ! Si je m’y attendais ! Vous voulez peut-être savoir quel shampooing j’utilise pour avoir une chevelure aussi souple et soyeuse... ?
- Pas du tout, je veux vous acheter vos cheveux.
Elle manque de s’étrangler et  crie presque.
- Ça va pas !
- Je vous achète vos cheveux : 80 euros pour votre belle chevelure noire.
- Vous êtes fou ! Mes cheveux ne sont pas à vendre. Vous connaissez l’adage «  les cheveux sont la parure de la femme » ? Et vous voudriez que je vous les cède pour 80 euros ?
- Alors disons 120.
- Je crois que vous ne m’avez pas bien comprise. Mes cheveux sont inestimables,  je ne vous les vendrai pas !
- Ne vous énervez pas, la nervosité rend le cheveu terne et mou et avec une chevelure comme la vôtre, ce serait dommage, surtout quand on pense à ce qu’on peut faire avec des cheveux comme les vôtres !
- Ça vous arrive souvent d’acheter de vrais cheveux dans la rue comme si vous achetiez une botte de poireaux ou une livre de chair à saucisse. C’est un peu inattendu, terrifiant même !
L’homme sourit apaisant.
- Il faut dire que vous ne me laissez pas vraiment le temps de vous expliquer ! Je suis loin d’être le pervers que vous imaginez.
- Vous me rassurez. !
- Eh bien voilà, vous allez tout de suite comprendre, j’ai besoin de vos cheveux pour des poupées.
- Quoi ? Des poupées ? Gonflables peut-être, en format réel, avec tous les accessoires possibles et imaginables pour émoustiller les désirs d’hommes  incapables d’affronter de vraies femmes ?
- Vous avez trop d’imagination. Elles n’ont rien d’inquiétant mes poupées. Ce sont des poupées anciennes que je restaure et j’ai besoin de vos cheveux pour leur redonner tout leur éclat original, toute leur beauté.
- Alors vous me prendriez mes cheveux pour les coller sur des poupées inanimées qui termineraient dans des collections obscures de musées poussiéreux ou dans des salles de châteaux où même la  belle au bois dormant ne mettrait pas les pieds ? C’est un beau geste artistique, je vous l’accorde, mais c’est non quand même. Je ne me vois pas sans mes cheveux, impossible, j’aurais l’air de rien du tout. D’ailleurs mes cheveux, je peux bien vous le confier, à vous qui aimez les cheveux, j’y suis superstitieusement attachée. Depuis que je suis toute petite, on ne m’a presque jamais coupé les cheveux. C’est un peu de mon enfance ces cheveux. Si je me les coupais, je me ferais vieillir toute suite de 10 ans. En tout cas, je peux dire que vous m’avez fait une belle peur tout à l’heure !
- Il n’y a vraiment pas de quoi. Je suis désolé. Mais avec vos cheveux, poursuit-il, il y aurait de quoi habiller la tête de 5 poupées, 5 vous vous rendez compte ? Cinq têtes habillées par une seule chevelure, la vôtre, c’est encore plus beau qu’un rêve, non ? Vos cheveux sont splendides et cette épaisseur...
- Arrêtez, vous m’inquiétez. Vous parlez de mes cheveux comme s’ils étaient à vous et que vous alliez me les couper derechef avec une rutilante paire de ciseaux.
L’homme sourit étrangement et fouille dans son sac.
- Vous cherchez vos ciseaux ?
- Non, je cherche les photos de mes poupées restaurées pour vous les montrer. Tenez, voyez vous-même, dit-il en lui tendant quelques photos.
Elle les prend, puis les regarde pendant qu’autour d’eux, la vie suit sa rivière banale et que les yeux des passants, lavés de quotidien, flottent sur les choses… Soudain elle pousse un cri, lâche les photos qui s’éparpillent sur le sol et part en courant. L’homme la regarde s’éloigner sans comprendre, abasourdi. C’est lorsqu’il ramasse les photos qu’il se rend soudain  compte que l’une d’entre elles n’aurait pas dû se trouver dans ce paquet : c’est un cliché où il tient par de longs cheveux noirs, une tête, que n’importe qui aurait pu croire humaine…

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