Je n'arrive pas à jeter mes vieilles chaussures
Je n’arrive pas à jeter mes vieilles chaussures. Je ne sais pas pourquoi. Pourtant elles ne me vont plus vraiment. La dernière fois que je les ai mises, ma meilleure amie, Elisabeth - vous voyez qui c’est, Elisabeth ? - eh bien Elisabeth m’a dit, texto, on dirait une bourge qui veut se faire passer pour une prolo. Enfin, Elisabeth n’a jamais rien compris aux chaussures, ni à la vie. Elisabeth est une négation de la compréhension. Pour ne rien vous cacher, Elisabeth m’assomme depuis que je la connais et pourtant je ne peux me résoudre à ne plus la voir. Je sais, je suis un paradoxe vivant, mais je ne peux rien y changer. D’ailleurs, peut-être vaut-il mieux être ça que rien du tout ! Au moins, je me distingue du commun des mortels.
Je me demande si je n’ai pas connu mes chaussures en même temps qu’Elisabeth. Quinze ans déjà. Quinze ans de chaussures et quinze ans d’Elisabeth. La seule différence entre Elisabeth et mes chaussures, c’est que mes chaussures je les porte alors qu’Elisabeth, je la supporte. Elisabeth, je l’ai connue en même temps que mon mari, aux thés dansants de la Coupole. A l’époque, nous dansions la salsa. Jean était un passionné de salsa, maintenant à part l’informatique… C’était notre jeunesse, nous étions alors fougue et passion. Je dansais avec Jean et Elisabeth dansait avec Pierre, l’ami de Jean. Puis moi je me suis mariée avec Jean et elle avec Pierre, qui était un passionné de tango. Je me demande si au départ je n’avais pas un faible pour Pierre, j’ai même cru que lui aussi, enfin c’est loin tout ça, maintenant je suis avec Jean, et puis… Pierre serait-il si différent de Jean ? D’après ce que me dit Elisabeth, ce n’est pas le pied géant avec Pierre, mais il a au moins une qualité Pierre, l’informatique l’ennuie à mourir, condition nécessaire et suffisante pour que, maintenant, un homme m’attire. Bien sûr il n’est pas question que j’échange Jean contre Pierre, non, comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai trouvé chaussure à mon pied, mais avec le temps, le pied s’élargit et il a besoin de plus de confort, de plus de compréhension, de plus de chaleur, on a besoin de couler son pied dans un autre moule, juste de temps en temps… Pourtant, je ne m’y résous pas et je garde mes vieilles chaussures.
Jean, lui ne m’a rien dit sur ces chaussures que j’ai ressorties inopinément, mais Jean ne me dit plus rien du tout. Jean a la patience des hommes mariés depuis plus de dix ans. La patience ou l’indifférence, tout dépend du point de vue. Je ne me risque pas à avancer une opinion. Il est toujours beaucoup plus difficile d’être objective lorsqu’on observe une situation de l’intérieur. Je ne peux quand même pas et me tenir à distance et être proche, à moins de devenir schizophrène !
Aujourd’hui, j’ai ouvert la grande poubelle, j’avais mes chaussures à la main, j’étais prête à les lâcher et je n’ai pas pu parce que je me suis soudain mise à pleurer. Tout d’abord, je n’ai pas compris ces larmes sur mon visage, je croyais même qu’il pleuvait. Serais-je émotive, moi qui me pensais plutôt sang froid et pieds sur terre ? Serais-je sentimentale, moi qui me voyais plutôt raison que passion ? Serais-je frustrée, moi que me voyais plutôt comblée que blessée ? Serais-je finalement une femme comme les autres ?
J’avoue que je ne me suis pas encore comprise et maintenant que je suis assise sur ces marches et que je contemple mes chaussures posées en bas de l’escalier, devant moi, je laisse mon esprit vagabonder. C’est elles qui détiennent le secret, j’en suis sûre, elles vont bien me le livrer, il me suffit d’attendre. Je n’aurais jamais pensé que des chaussures puissent être si vivantes, elles sont comme une part de moi-même, un appendice relié à moi par un cordon insoupçonné. Je suis aussi mes chaussures, et les jeter ce serait jeter une part de moi-même. Qui pourrait s’infliger pareille punition ? Certainement pas moi !
Aujourd’hui je n’ai rien fait, je me suis juste contentée d’être, dans un temps suspendu, mais rien ne s’est fait en moi. Maintenant, je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus où je vais, je ne sais plus ce que je veux. Je suis un filament accroché à un nuage, je suis une poupée désarticulée qui erre dans le chaos de la nuit, je suis l’univers écorché qui éclate de rire au nez des étoiles.
Peut-être que je vais me laisser rouler au bas des marches et Jean me trouvera là, aux pieds de mes chaussures que je n’ai pas pu jeter…